Cet entretien a un goût amer. Il est réalisé depuis Bruxelles, la capitale d’une Europe qui a délivré un blanc-seing aux velleités de vengence et d'extermination du gouvernement isréalien. Il est réalisé avec un militant palestinien, à l'heure même où son peuple endure le siège et les bombardements. Akram nous livre ainsi son témoignage depuis l'enfer de Gaza. Pourtant, loin de tout défaitisme, l’entretien contient un appel pour une nouvelle politique face à la colonisation et la violence extrême.
J'ai pu m’entretenir avec Akram alors que celui-ci est sous les bombardements israéliens à Gaza, une semaine après les opérations menées par les Brigades Al-Qassam du Hamas, samedi 7 octobre 2023. Il m'a accordé cet entretien en tant que membre de l'association Maydan, qui promeut la paix et s'oppose aux frontières en Méditerranée. Akram avait rencontré les autres membres de l'association et souscrivait à ses principes de fraternité entre les peuples, ce qui renforce ainsi la confiance entre nous et rend l’entretien possible alors même que la vie d'Akram, comme celle de tous les Palestiniens de Gaza, est danger. En mettant en lumière la réalité de l'occupation, le siège de Gaza, la fragmentation de la scène politique palestinienne et l’abandon des citoyens de Gaza par les représentants de l'Autorité palestinienne, les mots d’Akram contribuent à une compréhension renouvelée de la tragédie des Palestiniens face à l’offensive israélienne.
Peux-tu décrire la situation actuelle ?
Akram : Israël a fermé toutes les sorties pour forcer les gens à se diriger vers le sud de Gaza. Ils ont annoncé que les habitants du centre et du nord de Gaza doivent se diriger vers le sud de la bande. Mais il n’y a aucune sécurité qui soit garantie. L'armée israélienne a bombardé des populations au moment où elles se dirigeaient vers le sud.
Le bombardement se poursuit ?
Akram : Le bombardement n'a pas cessé depuis sept jours. Il est en cours au moment où je te parle. Il n'y a pas d'électricité dans les hôpitaux. Il n'y a pas d'électricité dans la ville tout court. La seule centrale électrique de Gaza a cessé de fonctionner il y a trois jours, le mardi 10 octobre. Cela menace d'aggraver la catastrophe à l'intérieur des hôpitaux. Trois hôpitaux ont complètement cessé de fonctionner en raison de leur emplacement dans des zones de bombardements systématiques et les zones du conflit. Seul l'hôpital Al-Shifa de Gaza fonctionne encore, mais l'électricité est coupée dans de nombreuses sections de cet hôpital afin de permettre le maintien d’un service minimal dans les unités de pédiatrie et des urgences respiratoires. Il y a des centaines de corps amassés dans l’hôpital, des centaines de personnes sont encore sous les décombres à l’heure où je te parle. Les sapeurs-pompiers ne peuvent pas les secourir en raison du manque d'équipements lourds pour extraire les cadavres. Israël n'a pas autorisé l'entrée de l’aide humanitaire. Face à cette situation, personne n'agit parmi les gouvernements arabes. Les ministres des Affaires étrangères des pays arabes se sont réunis hier, et nous n'avons toujours pas entendu de déclaration ni de pression pour ouvrir les couloirs humanitaires pour notre peuple.
D'abord, comment vont ta famille et tes proches actuellement ?
Akram : Il y a beaucoup de peur et de panique. Ma famille ne sait pas décider si elle doit se diriger vers le sud ou rester dans le centre-ville. Ma mère refuse de bouger sans moi vers les zones sud de Gaza comme nous pousse à le faire l'armée israélienne. Il n'y a pas de routes ni de communications sûres vers le sud.
Ils indiquent une zone spécifique dans le sud ?
Akram : Les zones du sud de la bande de Gaza comprennent les camps des réfugiés de Bureij et les quartiers de Rafah et Khan Younès. Selon l'armée israélienne, ce déplacement durera deux jours, puis ils nous donneront l'ordre de retourner à Gaza. Mais en même temps, ils sont déterminés à effectuer des frappes aériennes dans le sud également. Les frappes aériennes ne s'arrêteront pas, ni au nord, ni au sud, ni au centre. Le nombre de martyrs augmente, et bientôt nous dépasserons les 4.000 martyrs en seulement une semaine. Et il y a ceux dont les cadavres ne peuvent pas être retrouvés maintenant. Tout ce que nous pouvons faire à l’heure actuelle, c’est tenir nos caméras à la main, avec les larmes aux yeux. Nous voyons des gens marcher des dizaines de kilomètres, en provenance du nord, vers le sud au milieu des bombardements. Les gens ont peur et ressentent la catastrophe : beaucoup d'entre eux ont entendu parler du nettoyage ethnique mais ne l'ont pas vu, et maintenant ils le vivent ce déplacement forcé. C'est une autre forme de déplacement massif des populations, similaire à la Nakba de 1948. Une autre scène qui rappelle celle-ci.
Tous les points de passage frontaliers sont-ils fermés aujourd'hui ?
Akram : Ils sont tous fermés. Même Rafah, qui est la frontière entre Gaza et l'Égypte. Aucun convoi d'aide humanitaire n'est entré. Israël a pris pour cible la frontière dès le deuxième jour et a déclaré par le biais du porte-parole de l'armée qu'elle frappera tout convoi tentant d'atteindre la frontière. Par ailleurs, nous parlons de plus de 30.000 maisons qui ont été détruites par les bombardements. Les maisons veulent dire ici des immeubles résidentiels et des appartements. Les chiffres sont choquants. Un des immeubles détruits abritait 80 familles. Ils ont frappé le centre de Gaza avec l’intention de massacrer sa population. La région ar-Rimal, l'une des plus importantes et des plus pauvres de la bande de Gaza, a été complètement réduite en cendres. Nous nous sentons impuissants, car nous ne pouvons rien faire. Notre peur n'est pas celle de se retrouver sur la liste des futurs martyrs, mais plutôt d’être parmi ceux qui perdront des proches et des familles. Si nous sommes tués, nous ne ressentirons rien, mais la peur de perdre un être cher nous hante. C'est le pire scénario. Nous avons peur de la douleur de la séparation.
Y a-t-il actuellement des négociations possibles qui pourraient commencer ?
Akram : Il n'y a rien de tel pour le moment. Il n'y a que des déclarations insignifiantes qui ne sont pas à la hauteur même du plus petit massacre commis par Israël. Pour que vous compreniez la situation, hier, alors que nous discutions entre voisins, nous avons appris la mort de 41 personnes d'une même famille que nous connaissons. Ils sont tous décédés. Ce sont tous des civils, il n'y avait pas un seul militaire parmi eux. Israël bombarde les camps de réfugiés, où les maisons sont collées les unes aux autres.
Comment l’Autorité palestinienne et les gens en général à Ramallah, par exemple, perçoivent-ils la situation maintenant ?
Akram : Il y a un grand sentiment de trahison. Les gens à Gaza se sentent trahis. L’Autorité palestinienne n'a pas bougé d'un pouce de Ramallah pour voir la situation ici. Il y a des déclarations condamnant la situation et parlant d'une catastrophe humanitaire imminente, mais est-ce suffisant ? C'est honteux. Ils ne sont pas vraiment à nos côtés en ce moment. C'est honteux. Il n'y a personne qui se tient vraiment à nos côtés. Tout ce que nous voyons, c'est la destruction, le chaos et le déplacement forcé des populations.
Excusez-moi de revenir, si vous le permettez, sur les opérations menées par le Hamas alors que vous êtes sous le siège. Cette opération s’inscrit-elle dans une politique soutenue par les populations de Gaza ou reflète-t-elle le désespoir ?
Akram : Nous devons chercher l'action, et non la réaction. Que ce soit le Hamas ou d'autres, ils ne sont qu'une partie du peuple palestinien. Depuis le début de l'année jusqu'à aujourd'hui, il y a eu 137 martyrs palestiniens sans la moindre raison valable. C’est Israël qui mène l’action. Et c’est bien cette action qu’il faut voir. Il y a des actes quotidiens de profanation de la mosquée d'Al-Aqsa et d'interdiction des prières. Il y a des provocations et des meurtres. Franchement, les gens ici savaient que l'ennemi avait l'intention d'attaquer Gaza de toute façon. Avec ou sans le Hamas. Cela ne devait pas se passer de cette manière aussi ensauvagée, cela ne fait aucun doute, mais l'ennemi allait attaquer Gaza de toute façon car les attaques et le blocus n’ont jamais cessé.
Le soutien de l'Occident est honteux. Les Etats-Unis, voire la France et l'Italie, mettent la machine médiatique au service d'Israël. Ils soutiennent Israël de toutes leurs forces. Les pays qui soutiennent la Palestine ne sont aujourd'hui qu'une poignée parmi tous les pays du monde.
Aujourd'hui, à Gaza, il n'y a pas de débat sur la lutte ?
Akram : Le monde agit avec la loi de deux poids, deux mesures. Aujourd'hui, on parle de l'intervention américaine en Palestine. Quelle résistance est possible face à leurs avions de guerre ? Lors de la guerre en Ukraine, l'intervention américaine était limitée à des aides à distance. Mais maintenant, ils interviennent directement en envoyant leurs armes et leurs avions de chasse car ils estiment que leur présence au Moyen-Orient est en jeu. Ils considèrent Israël comme leur avant-poste au Moyen-Orient.
Dans les discussions avec les gens qui subissent cette politique criminelle, pensez-vous encore à des politiques qui peuvent être proposées aujourd'hui depuis Gaza face à l’occupation ?
Akram : Même le commandant en chef des Brigades Al-Qassam a été clair et a dit pour la première fois que "l'ennemi a violé les accords internationaux et n'a pas respecté la décision de donner aux Palestiniens leurs terres et de ramener Israël aux frontières de 1967." C'est une position claire et qui signe une rupture avec les mots d’ordre de "destruction d'Israël". Quoique nous, Palestiniens, considérons que notre pays s'étend de la mer jusqu’au fleuve, que faire si le monde nous rejette de cette manière et nie nos droits avec une telle détermination, en faisant la guerre contre nous ? Nous acceptons ces accords et ces frontières de 1967. Mais peut-être devons-nous continuer à dire "de la rivière jusqu’au fleuve" pour obtenir quelque chose d’Israël.
Revenir donc aux propositions avancées par l'Autorité palestinienne ?
Akram : Cela signifierait de revenir aux accords d'Oslo et à l'Initiative arabe.
Y a-t-il un dialogue en cours aujourd'hui entre le Hamas, l'Autorité palestinienne et les autres factions palestiniennes ?
Akram : Il n'y a pas d'informations précises, ni de déclarations communes. Ils laissent Israël faire ce qu'elle veut. C'est le sentiment prédominant ici à Gaza. Ils laissent Israël verser le sang palestinien jusqu'à ce que soit apaisée sa soif de vengence et sa colère. C'est ainsi que nous voyons la situation aujourd'hui à Gaza.
Comment était la situation à Gaza avant l'attaque menée par le Hamas ?
Akram : C'était explosif et très critique. Nous avons vécu seize années de siège et de blocus, nous avons vécu tout ce temps dans une prison à ciel ouvert. L'hôpital Al-Shifa que j'ai mentionné précédemment, depuis 16 ans, ne fonctionne qu'à 40 % de sa capacité. La crise est profonde, et tout le monde sait ici que c'est à cause du siège. Comment pouvez-vous assiéger un peuple pendant 16 ans et vous attendre à ce qu'il n'ait aucune réaction ?
Pouvez-vous expliquer davantage la question du siège ? Y avait-il la possibilité de quitter Gaza ?
Akram : Non, la sortie était difficile. Israël contrôle les passages, et de l'autre côté, c'est l'Égypte. Au début, le passage ne fonctionnait pas du tout du côté égyptien. Ensuite, les Égyptiens ont commencé à l'ouvrir partiellement. Après 2017, la bande de Gaza commençait à générer des revenus, ce qui a conduit à la coordination pour permettre davantage de voyages. Les passages vers la Cisjordanie sont contrôlés par Israël. En ce qui concerne l'approvisionnement alimentaire, Israël nous traitait avec une politique de survie. C'était une politique déclarée de Netanyahou lors du siège de Gaza. Il disait ce qui suit : "Je ne les laisserai pas mourir de faim, mais je ne leur donnerai que ce dont ils ont besoin pour survivre." Cela signifie qu'Israël calcule combien de calories un Palestinien moyen a besoin chaque jour et son gouvernement a commencé à introduire des denrées alimentaires en fonction de cela, rien de plus. De même, les matériaux de construction étaient bloqués, et seules des quantités limitées étaient autorisées à entrer, sous prétexte que certains matériaux pourraient être utilisés à des fins militaires. Il y a aussi une mortalité quotidienne chez les patients atteints de cancer ici car il n'y a pas de doses et de médicaments. Et depuis 16 ans, nous subissons des pannes de courant fréquentes. Dans le meilleur des cas, nous avons 12 heures d'électricité par jour.
Y a-t-il une émigration et une fuite hors du pays lorsque les citoyens peuvent quitter Gaza ?
Akram : Oui, bien sûr, il y a de l'immigration pour ceux qui peuvent quitter Gaza en direction de la Turquie et d'autres pays pour chercher des moyens de subsistance. Il y a de la frustration et un manque d'opportunités d'emploi en raison de l'occupation. Nous n'avons pas d'usines de toute façon. L'industrie est entravée en raison du siège. Certes, nous comprenons bien que les divisions internes entre Palestiniens sont en partie responsables des problèmes, mais l'occupation est la première cause de ce qui se passe pour nous.
Est-ce que la demande de retour aux frontières de 1967 peut être soulevée aujourd'hui ?
Akram : Je vais vous donner mon point de vue personnel et celui de certaines personnes que je connais à Gaza aujourd'hui, alors que nous sommes sous les feux. Si nous prenons le drapeau blanc et allons vers Israël pour demander de vivre dans deux États voisins, Israël ne l'acceptera pas. Elle ne l'acceptera pas. Nous traitons avec un État qui ne veut tout simplement pas de notre existence.
Quant aux habitants de Gaza aujourd'hui, ils ne pensent pas à une solution politique. Ils ne pensent qu'à mettre fin à cette agression d'abord. Tout le monde pense à la survie ici. Rien de plus maintenant. Nous devons savoir que la situation ici, et je m'excuse pour la comparaison, c'est comme le jour du Jugement et de la Résurrection. Les gens courent pieds nus, avec juste ce qu'ils peuvent porter d'affaires. Je jure devant Dieu que la plupart d'entre eux ne savent pas où ils vont. Nous entamons un voyage dont nous ne connaissons pas la fin. Peut-être que l'armée israélienne bombardera ces zones où elle nous dit de nous réfugier. Peut-être qu'elle nous assiégera comme elle a assiégé nos familles, nos ancêtres et les a chassées de leurs terres auparavant. Nous sommes impuissants aujourd'hui, et nous ignorons notre destin.