AbdalJAwad omar
Armée ou Arabes ?
Jeu, vérités et illusions en Cisjordanie
Dia al-Azzawi, Tragedy of Kerbala
Cet article a d'abord été publié en anglais sur Mondoweiss.



Dimanche 25 novembre, des centaines de Palestiniens se sont rassemblés devant la mairie d'Al-Bireh, attendant l'arrivée des prisonniers palestiniens, principalement des femmes et des enfants, dans le cadre d'un échange de détenus entre le Hamas et Israël. Au fil des heures, de plus en plus de jeunes hommes et de femmes se sont joints à l'assemblée. Des véhicules ont bloqué la route principale près de l'une des plus anciennes mosquées d'Al-Bireh et de Ramallah, la mosquée Al-Ein, reconnaissable à son minaret effilé et conique - un hommage à son héritage ottoman. La mosquée date de l'époque où les villes de Palestine centrale, en particulier Ramallah et Al-Bireh, étaient de calmes bourgades nichées au sommet des collines de Jabal Al-Quds, où l'espace urbain n'était interrompu ni par une multitude de colonies illégales l'entourant, ni par la verticalité de grands complexes d'appartements construits par incapacité à s'étendre horizontalement.

Un drapeau du Hezbollah a été hissé aux côtés d'une mer de drapeaux palestiniens et de celui du Hamas, brisant de manière saisissante sa longue absence depuis la guerre civile syrienne. Cependant, ce qui était encore plus frappant était l'absence de représentant officiel palestinien. Aucun délégué de la direction actuelle de l'Autorité palestinienne (AP) n'était visible. Des rumeurs indiquaient qu'il leur avait ordonné de ne pas assister à ces événements, ordre accompagné apparemment de la menace de non-versement par Israël des recettes fiscales palestiniennes. La rumeur affirme ainsi que les responsables palestiniens auraient été avertis par leurs homologues israéliens de ne pas s'impliquer dans une telle manifestation de fierté pour la libération des prisonniers palestiniens. Bien que les rumeurs entremêlent souvent spéculation et bribes de vérité et puissent servir d'instruments dans la guerre psychologique contre les opprimés, l'absence de présence officielle palestinienne a permis à de nombreux participants d'exprimer librement leur joie.

C'était comme si, pendant un moment, les Palestiniens avaient tout loisir de se plonger dans la douleur de la perte et de la destruction généralisée à Gaza et en Cisjordanie, tout en manifestant simultanément de la joie et de la fierté pour la libération de femmes et d'enfants des prisons israéliennes, sans la présence écrasante de ce que certains perçoivent comme un cheval de Troie devenu de plus en plus cynique et autoritaire ces dernières années. Libérés de la nécessité de montrer du respect ou d'accorder une importance indue à tout représentant officiel, les manifestants étaient simultanément soulagés des contraintes et des formalités ordinaires d'un rassemblement public, sans avoir ainsi besoin de jouer le jeu ou de contenir la colère criante qu'ils éprouvaient envers les représentants de l'AP.

Dans de tels moments rares d'absence d'officiels palestiniens, le monde binaire de l'occupation apparait de nouveau et, pendant un moment, seuls demeurent colonisateurs et colonisés. Les strates complexes de la société palestinienne s'évanouissent pour révéler une vérité plus simple - un retour aux jugements sans équivoque de l'enfance, à une époque où parler et être ne faisaient qu'un, et où le monde était un lieu de contrastes vergineux non encore atténués par la gravité des mensonges publics et la réalité d'un nationalisme palestinien devenu fou. Pendant un instant, ils ne vivaient plus dans un monde qui tuait la nation au nom de la nation, ou qui maintenait les atours postcoloniaux d'une réalité coloniale persistante.

Des enfants qui jouent

Chaque enfant palestinien connaît le jeu Armée et Arabes, une variante locale de cache-cache. Dans ce jeu, les enfants se divisent en deux factions : ceux qui représentent les Arabes et ceux qui jouent les soldats israéliens. Une bagarre éclate souvent avant le début du jeu à l'heure de décider qui endossera quel rôle. Beaucoup souhaitent jouer le rôle des manifestants palestiniens, désireux d'incarner la défiance et le sacrifice pour leur cause. Pendant ce temps, d'autres luttent à l'inverse pour le rôle convoité de soldat israélien, ayant le pouvoir de "tuer" ou d'"épargner", c'est-à-dire dans le contexte du jeu d'arrêter ou de laisser partir. La lutte entre les enfants se transforme souvent en rires, même si parfois de véritables bagarres éclatent lorsqu'un des enfants prend le jeu trop au sérieux et se prend, ne serait-ce qu'un moment, pour un véritable soldat.

Beaucoup de choses ont été écrites sur la relation entre l'enfance, la vérité, la désobéissance et la révolution. Les enfants sont porteurs tant d'une dépendance absolue à l'égard des figures d'autorité que d'une curiosité débordante, ce à quoi ils adjoignent souvent la franchise, pointant ainsi du doigt des vérités tues même lorsque celles-ci dérangent les adultes ulcérés. Les enfants parlent souvent sans se soucier du décorum social ou des formalités de l'âge adulte. Cette franchise révèle un manque provisoire d'adhésion aux conventions qui lient les adultes entre eux - souvent composées d'acceptation de normes arbitraires et d'intégration des hiérarchies et de l'autorité, que celle-ci soit de nature culturelle, sociale ou politique.

De plus, le jeu prépare les enfants palestiniens à comprendre la nature binaire du monde colonial dans lequel ils naissent, à travers les dynamiques de pouvoir reflétées dans leur jeu. Les cris de Allahu Akbar se mêlent aux cris de joie lorsque les enfants courent et se frayaient de nouveaux chemins à travers les jardins des voisins, se cachent sous les voitures ou derrière les portes et les arbres. À bien des égards, ils font écho aux vidéos virales de la lutte palestinienne, quand le véhicule blindé de l'armée pénètre et tente de s'imposer, tandis que les combattants palestiniens cherchent des angles, des cachettes et des tunnels, attendant le moment propice pour atteindre leur cible.

Les soldats parmi les enfants parlent avec un arabe médiocre imitant celui des soldats israéliens aux checkpoints, transformant la prononciation phonique du "ح" ou "Ha" en un "خ" ou "Kha", par caricature de l'accent ashkénaze dominant des Israéliens. Criant sur les enfants-manifestants avec des accents à couper au couteau, "Yalla" ou "Ya Manyak", les enfants rient avec mépris devant la déformation de la langue arabe. Pour une raison quelconque, ils associent l'incapacité de nombreux Israéliens à prononcer le "Ha" à un pouvoir qu'ils n'ont pas. Le jeu continue jusqu'à ce qu'il soit soudainement interrompu par un enterrement. Pendant mes propres années de jeunesse, l'acte de simuler un enterrement signalait ainsi la fin du jeu, les enfants qui jouaient les rôles de soldats israéliens rejoignaient les funérailles pour redevenir des Arabes, criant des slogans de révolution et de lutte.

La généalogie du jeu, tissée dans le trame historique précédant l'irruption de la première intifada, ne le positionne pas simplement comme un présage, mais comme un précurseur spectral du grand soulèvement populaire de la fin des années 1980. Dans un tournant dialectique, le récit a subi une métamorphose après la première intifada : l'épilogue d'autrefois, une scène où les Arabes triomphaient des soldats en en faisant des prisonniers, s'est transfiguré en un tableau funéraire de la mort et de la défaite de la lutte palestinienne. Ici, le jeu ne se termine pas par une conquête mais par un déferlement de rage publique, l'inscrivant dans un palimpseste de victoire et de perte, que rejouent des enfants lorsqu'ils crient les slogans de lutte aux funérailles imaginaires. C'est comme si les enfants comprenaient maintenant que les Palestiniens devaient sacrifier plutôt que simplement gagner - un précurseur, également, de l'autre grande intifada, celle du début des années 2000, lorsque les Palestiniens ont eu à affronter la probabilité toujours plus élevée de la mort, lorsque les funérailles sont devenues encore plus courantes. Cela signifiait que la victoire pourrait ne pas être à portée de main, mais que préserver la capacité de résister est ce qui rendrait la notion de victoire pensable.

Texte caché et bataille herméneutique

Rien ne saisit mieux l'anxiété profonde de l'Autorité palestinienne ces derniers temps que ses prises de position contradictoires et la fabrication d'une réalité alternative en son sein. Cela va des reconnaissances publiques de l'impuissance, illustrées par des porte-paroles pleurant ouvertement devant la caméra, à la propagation généralisée de théories du complot parmi ses rangs. Cela se manifeste également par une démonstration de force du Fatah, qui donne à voir son importante présence dans l'espace public palestinien, ou alternativement, qui empêche les foules de se rassembler dans les lieux publics. Cette violence insidieuse se manifeste aussi par l'infiltration planifiée des manifestations, qui entraîne des abus physiques et des expressions musculaires de la violence - une trinité liant au sein de l'AP l'impuissance, les illusions et les muscles, alors qu'elle fait face à un rejet interne croissant de sa coopération sécuritaire avec Israël.

Une théorie du complot notable qui a gagné du terrain parmi les affidés de l'AP allègue que l'offensive du 7 octobre a été orchestrée par un accord secret entre Israël et les factions palestiniennes, en particulier le Hamas. Cette théorie insinue ainsi que le Hamas a - en toute connassance de cause accepté - de provoquer la destructrice réponse militaire israélienne pour parvenir à expulser de force les Palestiniens de la bande de Gaza. Elle suggère que le Hamas a conclu un pacte avec Israël pour l'effacement de la société palestinienne de Gaza et l'anéantissement collectif qui en découle.

L'engagement actif dans la construction de ces théories du complot détourne l'attention de la recherche de la vérité vers un cadre interprétatif qui maintient un sentiment d'appartenance à la nation tout en la trahissant simultanément. Cette dualité est un aspect important de la façon dont les théories du complot se propagent et sont propagées, offrant un refuge mental pour les membres de l'appareil de sécurité palestinien. Elles tissent un labyrinthe où les expressions de nationalisme et de sa trahison coexistent, comme unies dans un mariage maudit. Étonnamment, ces formes de vérités se propagent sous forme de rumeurs. Il y a peu d'investissement dans la création de blogs dédiés à la propagande ou dans la présentation durable de ces fictions sous une forme articulée, comme on peut le voir ailleurs dans le web sur d'autres sujets. Leur pouvoir réside plutôt dans le fait qu'elles émergent avec le concours d'oreilles et de bouches volontaires, soit par besoin psycho-affectif d'illusions, soit pour soutenir la stabilité d'un appareil de pouvoir dévoué à tuer l'espoir que la lutte parvient à susciter.

Les dynamiques de ces théories du complot suscitent de l'hostilité à la fois envers Israël et envers les rivaux palestiniens internes, reflétant la représentation par l'AP d'Israël comme un ennemi invincible et distant. Paradoxalement, cela suggère également que toute lutte palestinienne est condamnée à être régie par des accords secrets avec ce même adversaire. Dans ce récit, la lutte armée contre Israël est décrite comme un pacte caché, tandis que les opérations militaires sont vues comme les machinations d'une entité puissante et obscure - ce Grand Autre représenté comme Israël, en raison de son statut de pouvoir omniprésent.

Ces rumeurs de vérités cachées protègent l'Autorité palestinienne de la honte de son inaction politique et de son échec à répondre à l'appel du peuple palestinien pour une praxis plus active face à l'occupation. Les illusions, les conspirations et les demi-vérités sont une porte d'entrée vers une fiction prétendument postcoloniale pourtant absente de la réalité éprouvée par les Palestiniens.

Dans ce contexte, la prolifération de rumeurs et de contre-rumeurs parmi le peuple palestinien n'est pas surprenante. Par exemple, des rumeurs suggèrent que l'AP perturbe activement toutes les formes de rassemblements publics et de rencontres parmi la population civile, en particulier ceux ayant des implications politiques. Ainsi, beaucoup croient que l'AP a accueilli favorablement la fermeture partielle ou totale des universités et leur transition vers l'enseignement à distance, car la fermeture des universités prive les Palestiniens d'un espace social pour exprimer leur désaccord. On murmure également que l'AP aurait joué un rôle dans la vaste campagne d'arrestations récentes conduite par Israël, laquelle réduit au silence certaines des voix de l'opposition politique les plus actives en Cisjordanie, ou que l'AP aurait également orienté le système scolaire secondaire vers un enseignement à distance, prétendument à cause des checkpoints, même si la plupart des élèves vivent près ou à proximité de leurs écoles.

Après tout, les rumeurs n'ont pas d'auteur définitif ni de consignateur officiel. Leur propagation est facilitée par le néant produit par l'autoritarisme qui contraint la vie palestinienne et par le manque de confiance dans le système actuel. Ces textes cachés soulignent la nature de la bataille interprétative ou herméneutique qui se déroule en Cisjordanie, une bataille de théories du complot propagées par des rumeurs, d'un côté celles globalement ignorées, sauf par les loyalistes du régime de l'AP, de l'autre des interprétations cachées du pouvoir autoritaire - également propagées par des rumeurs et véhiculées par ceux et celles à la recherche d'un horizon politique qui dépasse l'AP. Il s'agit d'une guerre plus large sur la manière de comprendre, de réagir et de participer à la guerre pour la Palestine, qui se déroule principalement à Gaza.

En fait, en dehors des zones d'autodéfense du nord, le champ de bataille est d'une autre dimension en Cisjordanie. La guerre n'est pas menée avec des armes mais avec des chuchotements, un conflit clandestin où les rumeurs, les conspirations et les vérités circulent secrètement d'une oreille à l'autre. Il s'agit d'une guerre pour la vérité, l'interprétation et le cadre d'analyse, lancée par le gouvernement de l'APpour maintenir la structure psycho-affective de ses obligés, et contrée par un collectif plus large à la recherche d'un semblant d'espoir. L'AP remporte cette guerre, non pas parce qu'elle est convaincante, mais en raison de l'horreur des tueries de masse à Gaza et de la peur qu'elle instille en Cisjordanie. Plus important encore, l'AP triomphe en raison de l'absence d'une voix ou d'un mouvement social organisé en Cisjordanie capable de générer une opposition systématique à la trinité de l'illusion, de l'impuissance et de la force.

« Gouvernement et Peuple »

Personne ne prépare les Palestiniens à leur confrontation avec ceux parmi eux qui ont endossé le rôle de soldats israéliens, et qui ont pris ce rôle suffisamment au sérieux pour faire de leur nationalisme historique un simple reliquat pour miner la lutte dans le présent. Personne ne les prépare à la nécessité de tenir compte du système de gouvernance qui opère obstinément sur la prémisse de déconstruire la lutte collective palestinienne. Personne ne les prépare à redevenir des enfants énonçant ouvertement la vérité ou célébrant la désobéissance avec un regard infini de curiosité et un penchant pour questionner, toutes ces choses qui constituent la substance de la lutte politique.

La libération d'une autre vague de prisonniers le lundi 27 novembre a été marquée par la présence des agents de sécurité de l'AP en civil, incitant à la tension avec des chants belliqueux à l'encontre du Hamas : « Ô hommes du Fatah, prenez une posture militaire, nous briserons la tête du Hamas ». Il semble que l'AP se soit trouvée dans l'incapacité d'empêcher toute forme de rassemblements publics palestiniens et a dès lors opté pour la stratégie de perturber ces interactions directes en abandonnant les formalités offocielles et en recourant plutôt à une démonstration brute de force face aux masses non supervisées par leur présence musclée.

Il y a presque une semaine, alors que je me rendais chez moi, j'ai croisé six enfants qui couraient, suivis de trois autres tenant des bâtons. Les enfants tenant des bâtons parlaient un arabe clair, prononçant parfaitement le "ha" au lieu d'imiter le "kha" israélien. Ils criaent un slogan devenu un élément essentiel des manifestations palestiniennes contre l'AP au cours de la dernière décennie : « Ô Sulta [AP], pourquoi ? Pourquoi ? Certains jours, c'est l'armée israélienne, d'autres jours, c'est vous ». J'ai demandé à l'un des enfants à quoi ils jouaient, et il m'a informé que c'était un jeu appelé « Gouvernement et Peuple ».

La montée en puissance des chants d'enfants dans mon quartier a percé le froid de l'automne, un présage porté par de jeunes voix dépourvues d'illusions. Leur jeu, une imitation des réalités les plus graves, annonce la forme des luttes à venir. Interrogeant un enfant sur l'emplacement de l'armée israélienne dans leurs jeux nouvellement transformés, sa réponse était aussi glaçante que décontractée : "l'armée est derrière les trois avec les bâtons, et ne vous inquiétez pas, nous allons aussi nous en occuper !" La pensée qui m'a hanté à ce moment-là était simple : "Ces maudits enfants jouent avec la vérité comme si ce n'était rien d'autre qu'un jeu."
Made on
Tilda