Yassin Haj Saleh
À l'occasion du quatrième anniversaire du décès du combattant révolutionnaire Abdelbasit as-Sarout, nous traduisons en français le portrait que lui a dédié Yassin Haj Saleh. Yassin Haj Saleh est un intellectuel syrien. Il a été emprisonné durant seize ans dans les geôles de Hafez al-Assad. Son texte a d'abord paru en version arabe et anglaise. Le destin de la révolution syrienne s’est incarné dans des trajectoires biographiques de grande diversité, si bien qu’il est difficile de parler d’un cas individuel exemplaire. Le plus proche de revêtir ce rôle est cependant Abdelbassit as-Sarout, tombé en martyr le 8 juin 2019 alors qu’il avait vingt-sept ans. Son parcours semble ainsi être le plus à même de cristalliser la complexité du conflit syrien et ses devenirs historiques après huit ans. Ce qui finit d’attester que Bassit est une image exemplaire de cette séquence historique est sa persistance, par-delà ses propres transformations, dans l’idée que faire chuter un régime de nature génocidaire n’est guère possible sans défaire simultanément l’ensemble de ses principes d’organisation moraux et politiques. Cet objectif lui a beaucoup coûté, jusqu’à la fin amère du sacrifice de sa propre vie.
En 2011, le jeune footballeur âgé de 19 ans – gardien de but de l'équipe de football Karama, basée à Homs, et de l'équipe nationale junior – s'est joint à la révolution dès ses débuts. Un film amateur le montre en train de dire qu'il a commencé à chanter et à scander des slogans contestataires dès les premiers mois de la révolution parce qu'il était déjà reconnu comme joueur de football, ce qui a incité les gens à se rallier à lui. Le jeune homme à la peau brune, issu d’une famille paysanne du Golan occupé par Israël et réfugiée, donnait ainsi forme à la clameur populaire en chantant lors des rassemblements du soir dans son quartier d’al-Khalidiya (lien hypertexte). Après avoir ainsi accédé à la notoriété locale à Homs, Bassit est devenu fameux dans la Syrie entière comme figure révolutionnaire. Cette célébrité s’est encore accrue lorsque l’actrice Fadwa Souleïman (1970-2019), après s’être installée à Homs, est apparue à ses côtés lors de manifestations tout à la fois protestataires et festives en novembre 2011. Au cours de celles-ci, des milliers de jeunes chantaient ainsi la liberté et réclamaient la fin du régime d’Assad. Cette image a revêtu une importante charge symbolique : Fadwa était d’origine alaouite, sa présence visait (pour elle comme pour ses hôtes) à démontrer la nature universaliste et non-confessionnelle de la révolution syrienne. La crainte que la révolution soit comprise comme une révolte sunnite contre l’autorité alaouite a ainsi conduit de nombreux militants à affirmer le contraire par différents moyens, par exemple de manière contingente lors de la venue de Fadwa à Homs. Fadwa souhaitait également une révolution transcendant les clivages confessionnels en vue du bien de la Syrie entière et de l’ensemble des groupes qui la composent, dont les Alaouites.
Avant la fin de l’année 2011, une composante militaire dédiée à la défense des manifestations pacifiques est apparue dans la révolution. Cela faisait suite à la répression déclenchée immédiatement par le régime face à la contestation, comme en témoigne l'assaut donné 22 mars 2011 à l’aube par la Garde républicaine dirigée par Maher al-Assad à la mosquée Al-Omari, où des centaines d'habitants de Daraa organisaient un rassemblement. Des dizaines de manifestants ont été tués, peut-être même une centaine, seulement quelques jours plus tard après le déclenchement officiel du processus révolutionnaire. Cette violence immédiate exprimait ainsi avec force la détermination du régime à éradiquer toute contestation, comme indiqué par la focalisation de son discours autour de « bandes armées » agressant les honnêtes gens et les forces de l’ordre.
Cependant, ce que l'on a appelé la militarisation de la révolution n'a pas été une transformation abstraite en ce qui concerne Baset. Le régime a attenté à sa vie le 14 décembre 2011 et, le même mois, son frère aîné Walid a été assassiné par les forces gouvernementales. Le passage à la lutte armée est souvent lié à des histoires tragiques similaires. La confrontation à la violence massive et confessionnelle a conduit la révolution pacifique à la radicalisation et à son ressourcement au référent islamique, ce dont rend puissamment compte la trajectoire de Baset.
Baset était bien conscient que les manifestations peuvent « briser les reins du régime
[1] » et que « nos mots et nos manifestations sont plus forts que les armes » que « nous avons été obligés de porter » pour protéger les manifestants pacifiques au début, puis plus tard, les quartiers visés par la répression gouvernementale, en particulier après le massacre d'Al-Khalidiya en février 2012
[2]. Il y a cependant un point important à souligner dans ce contexte. Alors que la nature violente et persécutrice du régime a forcé la militarisation de la révolution, cette tendance générale a voilé une sorte de militarisme non pas forcé mais choisi et préféré par les groupes salafistes qui ont commencé à s'organiser ouvertement aux temps de la violence de masse. La doctrine contestatrice de ces mouvements n’appelle pas simplement à la militarisation, elle désavoue par principe la mobilisation non-violente. Dès lors, tandis que la militarisation défensive et contrainte de la révolution s’est incarnée dans l’Armée libre, qui s’est constituée à la suite de défections individuelles de soldats de plus en plus nombreux à quitter les forces du régime
[3] en 2011 et 2012, le djihadisme est né de la rencontre d’une militarisation choisie et du dogme salafi.
Le caractère pacifique des manifestations n’est alors pas une méthode simplement réputée infructueuse, mais également erronée et non-islamique. La brutalité de la guerre menée par le régime a créé un environnement social et psychologique qui a facilité l'indifférenciation entre ces deux tendances. Dans l'expérience de Baset, les deux convergent, en particulier après le siège des quartiers insurgés de Homs à partir de juin 2012, lorsque, selon ses propres termes, « les zones libérées sont devenues une prison
[4] ».
Il faut garder à l'esprit que la militarisation n'a pas automatiquement signifié la fin des manifestations pacifiques, qui se sont poursuivies jusqu'au second semestre 2012, quand le régime a basculé dans la guerre à outrance contre la révolution. Cette transition a été, selon moi, couplée à la victoire du parti iranien dans les hautes sphères du régime. Deux événements significatifs et concomitants ont indiqué « l’iranisation » du régime d’Assad. Tout d'abord, les officiers de la cellule de crise ont été assassinés le 18 juillet 2012, lors d’une réunion où leur chef – Maher al-Assad, l’homme fort de l’Iran – n’a étrangement pas assisté. La seconde est le retrait du régime des zones à forte population kurde en juillet pour mieux contrer la révolution, c'est-à-dire en accord avec la direction turque du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), qui a été invitée à combler le vide laissé par le régime avec ses troupes composées de Kurdes syriens et non syriens. Incidemment, il convient de mentionner que la première utilisation de bombes à barils remonte à ce même mois. En outre, des lois antiterroristes ont également été promulguées à la même période.
Pris ensemble, ces phénomènes sont des indicateurs clairs de l'effondrement du caractère national et interne du conflit syrien. Jusqu'alors, selon Baset, les manifestations pacifiques complétaient l’action de l'Armée libre, tandis l'Armée libre complétait la contestation qu’exprimaient les manifestations. Mais ce n’était plus le cas à partir l'effondrement du cadre national du conflit. Le régime faisait désormais partie d'une alliance régionale dirigée par l'Iran et appuyée par la Russie et la Chine au sein du Conseil de sécurité des Nations-Unis.
Dans la mesure où la révolution ne disposait pas d'une direction centrale et reconnue capable de relever cet énorme défi, la dynamique de dénationalisation de la lutte a conduit les groupes de l'Armée libre, modestement organisés, à s'intégrer dans des liens de soutien régionaux et internationaux qui disposaient d'argent, d'armes et de leurs propres préférences politiques. Mais il s'agissait d'un soutien extrêmement le plus souvent, comme l'ont rapporté les révolutionnaires à Homs plus que d'autres (j'en ai été moi-même témoin dans la Ghouta orientale entre avril et juillet 2013). Sous couvert de soutenir l’Armée libre, les États-Unis ont ainsi établi deux chambres en Jordanie et en Turquie pour mieux contrôler les révolutionnaires syriens et les espionner. Le récit de cette page noire de la séquence historique révolutionnaire n'a pas encore été écrit.
Des mois d’encerclement à Homs conduisent à la perte de nombreux compagnons de lutte de Baset, parmi lesquels deux autres de ses frères et un de ses oncles durant la catastrophique bataille des moulins où les révolutionnaires cherchaient à obtenir ce qui les sauverait de la mort par inanition. Soixante-quatre combattants sont tombés au cours de cette bataille. Baset réussit à quitter la vieille ville pour tenter depuis la campagne de briser le siège. Des mois passent sans qu’il n’y parvienne. En juillet 2013, le jeune homme, alors âgé de 21 ans, est revenu vivre parmi les assiégés. C'est un acte héroïque, tant en terme de courage que de moralité politique. Lors de son retour dans la ville assiégée de Homs, Baset a été gravement blessé. On le voit dans le film « Retour à Homs », encore sous l’influence du produit d’anesthésie, en train de crier : « Tuez-moi, mais brisez le siège ! ».
Pendant environ dix mois, Baset vivra dans les quartiers assiégés de Homs, faisant l'expérience de la faim avec les familles et les combattants. Le siège par la faim était une stratégie militaire adoptée par le régime, dont nous connaissons d'autres exemples dans le camp palestinien de Yarmouk, à Madaya, à Al-Zabadani et dans la Ghouta orientale. Cette doctrine se résume à un slogan : « Affamés ou à genoux ».
Dans une vidéo enregistrée après l'évacuation de Homs assiégée et le départ des familles et des combattants dans ces fameux bus verts en mai 2014, Baset parle de « préserver le don divin ». Il dit que nous avions l'habitude de jeter nos restes de nourriture, ce qui parait impardonnable pour quiconque a connu l’expérience de la faim extrême, sans se rendre compte la bénédiction divine qu'ils avaient lorsque leur estomac était plein. Baset confère une sacralité affirmée à l'expérience de la faim par le principe de préservation du don divin, lequel puise sa source dans un hadith prophétique. Le combat lui-même, qu'il justifiait par la défense des manifestations pacifique et plus tard des quartiers insurgés, en vient à être requalifié en djihad faisant suite à un commandement divin, comme il a commencé à le dire.
À la fin de "Returning to Homs", nous voyons Baset et ses compagnons dans une caisse de voiture chantant un hymne djihadiste. Nous voyons ici le point culminant de la dynamique de radicalisation, de militarisation et d'islamisation déclenchée par la destruction de l'environnement révolutionnaire syrien. Toutefois, la biographie de Baset permet de distinguer deux versions du complexe militarisation-islamisation, c’est-à-dire le djihad :
- D'une part, une forme étroitement liée à la dynamique susmentionnée, à savoir un djihad interne et social, si l’on peut dire, d’essence défensive même lorsque celle-ci conduit à une offensive tactique. Ce djihad est fortement lié aux développement du conflit et aux dures expériences du siège, de la faim, de la vie aux côtés d’une mort omniprésente et imminente, et de la perte d'amis et d'êtres chers.
- Le second est le djihadisme, une forme indépendante de la dynamique du conflit syrien, constituant une forme de réseau mobile qui vit indépendamment de tout environnement social vivant, et qui a même besoin de son effondrement pour prospérer. Ce djihad n’est pas seulement anti-social, il est aussi explicitement élitiste et pathologiquement narcissique.
2013 a été l'année de la confusion, ou de l'indifférenciation de plus en plus parachevée des deux formes de djihad, celle populaire qui défend la société tout en utilisant la religion comme langage de mobilisation, et l’autre forme mobile, élitiste, voulue et offensive. Cette dernière forme a considérablement nui à la lutte des Syriens et à leur force de résistance sociale.
Le cours pratique du conflit a trouvé auprès des révolutionnaires un appui religieux, comme en témoigne la résistance de Baset et de ses compagnons. Il était devenu impossible pour Baset de faire la distinction entre les deux formes de djihad. On le voit dans une vidéo enregistrée juste avant la sortie finale de Homs s'adresser à al-Baghdadi, al-Julani et al-Zawahiri, les considérant apparemment comme les représentants d’une opposition fondamentale à l'injustice en Syrie et aux ténèbres du monde. Au moment du départ final de Homs, il est allé prêter allégeance à l’État islamique, ce qui a gêné beaucoup de gens et ce qu'ils ont tendance à nier. Je ne vois pas ce qui justifie cela. Non seulement Baset ne l'a pas nié lui-même, mais lorsqu'il a été interrogé à ce sujet, il a honnêtement dit « il n'y a pas de fumée sans feu », en donnant ainsi les détails de cette allégeance.
Il dit qu'il cherchait du « travail » et explique que « le travail est la seule solution après le siège et la capture de Homs ». Baset raconte également que « l'État islamique avait des troupes dans la campagne septentrionale de Homs ». Le sens que Baset donne au mot « travail » dans l’enregistrement est limpide, il entend ainsi la lutte à mort contre le régime.
Finalement, si l’allégeance n’a pas abouti, c’est très probablement en raison de la détermination de Baset à faire face à l'ennemi dont lui et son peuple à Homs avaient souffert de la discrimination, de l’agression brutale et du siège final, plutôt que de s'engager dans un projet nihiliste qui se nourrit du plus brutal des conflits pour son projet privé de « gestion de la brutalité ». La Syrie n'est qu'un autre front pour la guerre sans fin d'ISIS et de Jabhat Al Nusra, mais Baset a toujours parlé de la nation, d'un régime criminel, d'une lutte armée (bien que parfois empruntant aussi au djihad), et du combat de Homs la généreuse
[5].
« Ils ont fait beaucoup de mauvaises choses », dit-il en référence à ISIS et al-Nusra, et « j'ai choisi de me tenir à l'écart ». Baset a créé la Brigade des martyrs de Bayada (le nom de son quartier pauvre à Homs), un bataillon composé d'anciens manifestants. Lorsqu'il a été emprisonné par le Front al-Nusra pendant trente-sept jours, il leur a dit : « Je ne combats pas l'État (islamique), et je ne vous combats pas non plus. Je combats le régime jusqu'à ma dernière goutte de sang ». La dernière goutte de sang a été versée au front le 8 juin 2019, dans le cadre de la lutte armée contre le vieil ennemi lui-même, l'État syrien devenu un protectorat russo-iranien.
Schématiquement, on peut distinguer quatre étapes dans le parcours de Baset : une étape de manifestant pacifique qui a duré jusqu'à l'automne 2011 ; le combattant qui continue à protester pacifiquement jusqu'en juin 2012 ; le combattant assiégé, qui développe un discours islamique autour du djihad, surtout après le retour dans la ville assiégée de Homs à l'été 2013, jusqu'à prêter allégeance à ISIS ; et enfin, le retour pour combattre le régime, après une pause partiellement passée en Turquie, jusqu'à son martyre, il y a quarante jours.
Ce sont les étapes du conflit syrien lui-même : une révolution pacifique ; suivie d'une révolution à la fois pacifique et armée que l'on peut appeler la guerre civile syrienne ; suivie de l'effondrement du cadre national et de l'iranisation du régime, et de l'islamisation et de l’islamisation et la sunnisation du peuple qui le combat ; et enfin, la dispersion des combattants dont les plus loyaux poursuivent un combat désespéré pour la Syrie.
Le parcours révolutionnaire de Baset comporte deux départs, l'un hors du siège et l'autre hors du pays (vers la Turquie, pendant des mois), et deux retours, l'un vers le siège et l'autre vers le combat. Tout cela avant le départ héroïque final d'une vie épique malgré sa brièveté.
[1] https://www.youtube.com/watch?v=2aIgK4c5nLA[2] Voir le film Return to Homs :
https://www.youtube.com/watch?v=JLqCcjcf4GU[3] À l’éxception des forces spéciales à caractère sécuritaire, la 4
ème brigade et la Garde républicaine, toutes deux mieux armées et fondées sur des bases confessionnelles, ce qui les rend plus dignes de confiance pour le régime.
[4] https://aljumhuriya.net/ar/2019/06/13/%d8%b2%d9%85%d8%a7%d9%86-%d8%b9%d8%a8%d8%af-%d8%a7%d9%84%d8%a8%d8%a7%d8%b3%d8%b7/[5] Surnom de la ville.